Pourquoi des considérations culturelles dans un ouvrage qui se préoccupe de management? Il me paraît indispensable pour un responsable de prendre de l’altitude par rapport aux problèmes qu’il doit affronter : il lui faut dépasser la simple maîtrise des techniques de son métier qui ne peuvent résoudre que des difficultés déjà surmontées dans le passé.</ br> Aujourd’hui, un manager doit être capable, tout à la fois, de faire preuve d’imagination pour anticiper l’avenir et de créer des offres innovantes. Or la créativité naît souvent à la frontière des disciplines : un responsable ne peut se contenter d’être un expert de son métier, il lui faut devenir un homme de culture au sens dix huitième siècles du terme.
La fréquentation de sciences exactes ou humaines différentes ouvrent l’esprit et permet de mieux identifier les principes, axiomes, postulat sur lesquels baser les raisonnements conduisant aux solutions justes. Toute science humaine est soumise a des présupposés de nature philosophique qui se conforment aux paradigmes du moment : il est indispensable qu’il en soit conscient pour ne pas avancer comme un mouton de panurge.
Lorsque l'on doit réfléchir sur un problème, il faut se méfier d'abord de sauter à la conclusion sans avoir élucidé les prémisses puis éviter de le résoudre à la lumière d'une idéologie a priori qui n'est peut-être pas pertinente dans ce cas et enfin se méfier de la mythologie des paradigmes du moment qui pousse à penser comme la majorité (non qu'elle ait toujours tord … ni jamais!).
Il est bien connu que beaucoup de femmes aiment suivre la mode pour leur habillement (me voilà sexiste!), mais beaucoup de chefs d’entreprises font de même en s’engouffrant dans les modes managériales du moment : se lancer dans les nouvelles technologies à la fin du siècle dernier, reconfigurer les processus vers 1990, courir après les certifications qualités dans les années 80, favoriser l’innovation après la crise de 1975, … Certains d’entre eux ont l’intuition juste pour identifier une nouvelle source de progrès que les autres se contentent de suivre pour ne pas être trop dépassés.
La finalité de l’entreprise est de créer de la valeur. La part générée par les équipements (issue du capital) diminue au fur et à mesure de leur amortissement et s’use donc rapidement au fil du temps. Le travail humain est banal dès lors qu’il devient répétitif. L’essentiel de la valeur résulte de la quantité d’intelligence créatrice que l’organisation est capable d’insérer dans son offre, d’où l’importance de l’innovation.
Pour innover, il faut faire émerger des idées neuves, d’où la nécessité de comprendre comment susciter une nouvelle prise de conscience.
Le philosophe Husserl puis le neurologue Varela ont réfléchi à cette problématique de cognition et ont exprimé leur solution dans “l’épochè”. Ils ont identifié trois phases plus ou moins clairement séparées lors de l’émergence d’une nouvelle idée qu'il faudra ensuite pouvoir exprimer clairement :
- La “suspension” correspond à une rupture avec notre attitude naturelle. Il faut réussir à quitter ses “autoroutes” de la pensée, ses automatismes de réflexion qui ne peuvent nous conduire qu’à nos idées habituelles. Trois types d’amorçages aident à provoquer cette rupture :
- un événement extérieur déclencheur qui sème le doute,
- une médiation d’un tiers qui questionne nos habitudes,
- une injonction que l’on se donne à soi-même parce que l’on sent bien que nos réflexes sont insuffisants (dans cet ordre d'idées, on peut placer la pratique de la "lectio" dans les monastères : elle consiste à lire lentement un texte jusqu'à ce qu'un mot ou une phrase accroche … en déclenchant la phase suivante).
Les séminaires de direction, les stages de formation sont souvent des moments privilégiés, mais trop rares pour être suffisants, pour permettre ce genre d’évolution de la pensée. Le changement de lieu, un exposé préliminaire par un tiers sont des moyens servant d’amorce pour la suspension.
A noter que cette technique de l’épochè est un moyen de faire surgir des idées à titre individuel. Le plus souvent, ses diverses étapes sont parcourues d'une manière plus ou moins inconsciente lors de la plupart de nos discussions au fil des jours. Lorsque l’on est en groupe, le brainstorming en est une autre qui implique une sorte de délire à haute voix puisque qu’il faut dire tout ce qui vous passe par la tête. - La “conversion” correspond à une redirection de l’attention de l’extérieur vers l’intérieur, du monde vers soi-même : une intériorisation. Il s’agit d’un effort pour se soustraire au bruit de l’environnement afin de se rendre disponible à une écoute de soi-même.
- Le “lâcher-prise” sera accueil de l’expérience dans une attitude passive, un état d’attention flottante dans un temps de silence. Il faut passer “d’aller chercher” à “laisser venir”. Dans cet esprit, pour permettre à son cerveau de trouver de nouveaux chemins, il faut arrêter de réfléchir explicitement, de forcer nos neurones à se connecter selon des itinéraires bien connus. Il faut rester dans une attitude ouverte à la problématique en cause, mais sans chercher à raisonner. Ce n’est pas une simple divagation de l’esprit ou une rêverie débridée : l’attention doit rester orientée vers le thème de la problématique.
- L’“explicitation“ est la phase qui va permettre la mise au point d’une formulation raisonnée de ce qui a surgi (lorsqu’elle a surgi … si elle surgit) au terme du lâcher prise (nouvelle idée, sensation, émotion, ???) résultant de la prise de conscience nouvelle. Il s’agit de structurer les bribes de pensées qui ont pu apparaître pendant le lâcher prise. Elle est susceptible de développement au fil du temps au fur et à mesure que l’on arrive à découvrir de nouvelles facettes de cette nouveauté. A ce stade, la confrontation avec un autre est très utile (effet miroir, apport d'un expert, …).
La principale pratique qu’un manager peut tirer de la connaissance de ce processus de la prise de conscience est de se réserver des moments de méditation pendant lesquels il convient de ne rien faire en renonçant à ruminer les difficultés qui encombrent le quotidien du moment.
1) Un ami m’a raconté une expérience qu’il a vécu avec des moines Chartreux. Malgré leur habitude de n’avoir que très peu de contacts avec des personnes extérieures, ce directeur opérationnel d’un groupe industriel, par un concours de circonstances rares, a eu l’occasion de discuter de politique sociale et notamment de licenciements au sein de l’entreprise avec deux d’entre eux.
Outre son étonnement de découvrir à quel point ils étaient au courant de beaucoup de chose concernant ce problème d’éthique au cœur du management, il a été abasourdi lorsque, au bout d’une demi-heure d’échange, il lui a été demandé cinq minutes de silence qu’il occuperait comme bon lui semble : attente, méditation, rêverie, prière, ... Malgré ses protestations que le temps leur était trop compté pour le perdre ainsi, ses interlocuteurs sont restés fermes.
La même demande lui a été adressée trois fois de suite et l’intéressant est ce qu’il a ressenti. La première fois, ce fut l’ennui d’attendre la fin de ce silence. La deuxième, il s’est demandé quel pouvait être l’intérêt de cette manière de faire. La troisième, “quelque chose” s’est passé en lui, mais sans qu’il ait eu le temps de l’identifier … car les cinq minutes s’étaient écoulées !
2) Pratiquant un peu les mots croisés, je suis étonné de l’aptitude du cerveau à trouver un mot à partir d’une définition, le plus souvent indirecte (on joue sur les divers sens d’un mot en tentant de les emmêler pour rendre le jeu plus amusant) et de lettres éparses. J’ai constaté qu’il faut laisser son esprit “flotter” pour avoir le plus de chance qu’il vous suggère une solution.
J’ai aussi constaté que souvent, après avoir calé le soir sur une définition, la solution était devenue évidente le lendemain … de là à penser que le sommeil a servi pour le “lâcher prise” …
Il me semble qu’il y a là deux démarches se rapprochant de l’épochè. La “pause” qui est recommandée au bout de deux heures de réunion relève de la même logique, par contre un temps de silence au milieu d’une réunion serait plus révolutionnaire et … peut-être (ou sans doute) fructueux, car plus d’une fois, je me suis surpris à lâcher le fil d’une discussion en cours, car j’avais besoin de méditer ce qui venait de se dire … il faut donner au cerveau le temps de structurer les idées nouvelles pour nous qui sont émises par les autres participants : il faut pouvoir les relier à nos paradigmes habituels à défaut de devoir en élaborer un nouveau … ce qui est plus rare.
Un manager doit se réserver des moments pour laisser son esprit flotter … mais il lui faut persévérer pour que des idées nouvelles émergent … un peu comme s’il fallait que le cortex se taise pour que le subconscient laisse filtrer des informations.
Le mode démonstration est très puissant, car il satisfait la logique, mais il faut être conscient que, si les déductions sont rarement erronées, la conclusion ne vaut pas plus que ce que valent les prémisses.
La réflexion est une posture de recherche active du lien logique entre ces phrases éparses afin d'en déduire une théorie.
La méditation demande une attitude beaucoup plus ouverte correspondant à la phase du lâcher prise de l'époché. Ce mode de penser est trop peu utilisé systématiquement dans l'entreprise, probablement parce que beaucoup de responsables en ignore les potentialités.
La contemplation n'est pratiquement jamais pratiquée par les responsables, mais elle permet cependant de garder ou de retrouver la sérénité lorsque les évènements nous bousculent de trop.
Au stade final, on réfléchit avec sa moelle épinière … quand on ne trouve pas de raccourci.
Ceci conduit les opérationnels, lancés dans l’action, à rechercher la solution avant d’avoir étudié le problème et peut les conduire à répondre à côté d’une question qui n’est pas posée.
Il faut avoir le courage de remettre en cause, de temps à autre, les habitudes et réflexes qui conditionnent la plupart de nos décisions.
Ce schéma explicite les évènements qui doivent se produire, à partir d'un état d'ignorance, pour être capable de bien décider.
La décision bien prise est celle qu'il est raisonnable de prendre compte tenu de ce que l'on connaît, mais la bonne décision est celle qui conduit au résultat désiré … même si elle prise pour de mauvaises raisons.
Un collaborateur ne devrait être évalué que sur la justesse de ses recommandations … au responsable ensuite de deviner quelle est la bonne décision !
Le problème posé a une solution connue pour laquelle il suffit d’appliquer un algorithme plus ou moins complexe : l’homme est de plus en plus remplacé par l’ordinateur pour ce type de tâches.
Le problème posé exige d’inventer la solution : seul l’homme y a accès. La conception d’un algorithme en fait partie, mais des travaux simples (balayage dans les recoins) y ont recours. C’est elle qui crée le maximum de valeur.
C'est la mise en œuvre de l'intelligence créatrice qui, par le discernement dans l'identification des éléments essentiels suivie par le raisonnement, permet un choix libre et juste de la volonté. L'entraînement, notamment lors de l'éducation, au choix "vertueux" aide au passage à l'acte décidé par la volonté éclairée par le désir sans lui être soumis.
Cette intelligence créatrice peut être mise en œuvre pour :
- Résoudre un problème nouveau qui surgi (… et face auquel l'intelligence algorithmique est impuissante) ; on est alors souvent dans le champ de l'innovation.
- Imaginer, a priori, une source de progrès : la recherche ou l'art sont ses domaines de prédilection.
Dans l'entreprise, pour créer de la valeur, l'intelligence créatrice peut s'exercer selon deux axes :
- trouver comment enrichir son offre aux clients par des fonctions qui ont plus de valeur pour eux que de coût pour nous,
- identifier comment proposer la même offre en abaissant son coût (efficience) … et, plus ou moins rapidement, son prix de vente.
Bien évidemment, il existe des algorithmes très sophistiqués et complexes, mais ils relèvent toujours d'un simple apprentissage et correspondent à la compétence d'un technicien sans génie. A l'opposé, il existe des tâches simples qui demandent de l'intelligence créatrice : le bricoleur qui trouve la solution astucieuse.
La valeur créée par la première est limitée, car elle est concurrencée par l’informatique et la robotique. La deuxième est spécifique à l’humain et génère plus de valeur. Pour maximiser les ressources, il faut exploiter au mieux l’intelligence créatrice disponible.
Il est évident que si l'on demande à un travailleur de remplir des tâches qui ne demandent ni attention soutenue, ni compétence significative, ni créativité … on ne peut espérer que les clients seront prêts à payer beaucoup pour acquérir sa production.
Le développement des connaissances sur le cerveau a conduit H GARDNER à distinguer sept formes de l'intelligence :
Musicale : aptitude à exprimer par les sons,
Kinesthésique : aptitude à exprimer par le geste (danse),
Langagière : aptitude à parler de nombreuses langues,
Logico-mathématique : aptitude à trouver la solution d'un problème
Spatiale : aptitude à s'orienter dans un espace à trois dimensions,
Interpersonnelle : aptitude à percevoir les autres
Interpersonnelle : aptitude à se bien connaître